Vécus de soignants : les pénuries vues de l’intérieur

  • Agnès Lara
  • Actualités professionnelles
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Selon le Sénat, les pénuries de médicaments dans les officines ont été multipliées par trente en dix ans1. Et pas moins de 3.747 médicaments en rupture ou risque de rupture de stock ont été signalés à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé en 2022, un chiffre qui a quasiment doublé sur un an2. La Dre Justine Frija-Masson, du Service de physiologie explorations fonctionnelles à l’hôpital Bichat expose les conséquences de ces pénuries, à l’hôpital comme en ville.

Univadis : Dre Frija-Masson, quelles ont été les principales pénuries de médicaments auxquelles vous avez été confrontées cet hiver ?

Justine Frija-Masson : Cet hiver, les pénuries de médicament ont touché notamment les antibiotiques car il y a eu une forte demande. Les formes pédiatriques d’amoxicilline utilisées chez l'enfant dans certaines infections (otites, pneumonie...) sont devenues des denrées rares. Certains parents nous ont rapporté avoir donné des doses ou en avoir cherché sur les réseaux sociaux ! Faute de sirop, des pharmaciens d’officine ont dû dissoudre des comprimés dans de l’eau pour que les parents puissent prélever les doses nécessaires pour leurs enfants. La période a été vraiment compliquée. Mais de nombreuses classes pharmaceutiques sont encore concernées aujourd’hui comme le paracétamol ou le sérum physiologique… Et les ruptures ont également concerné les stocks de médicaments des pharmacies des hôpitaux. Nous avons pu tenir grâce à une rationalisation des prescriptions au plus juste, mais la situation a été très tendue par moment. Le problème se fait aujourd’hui moins sentir pour les antibiotiques parce que nous arrivons aux beaux jours et que la demande baisse, mais après une amélioration, des tensions reviennent concernant les corticoïdes.

Univadis : Quelles en sont les principales causes selon vous et peut-on s’attendre à une amélioration pour l’hiver prochain ?

J. F-M. : L’industrie pharmaceutique a délocalisé la production des médicaments en Asie (Chine, Inde) et les usines de production ont été fortement sollicitées et désorganisées durant l’épidémie de Covid-19. Aujourd’hui elles ont repris leur production, mais elles doivent aussi répondre à une forte demande interne résultant de l’explosion démographique de ces pays. Il y a donc peu de chances pour que les approvisionnements reviennent à la normale rapidement. Les lignes de production fonctionnent à flux tendu et ont du mal à faire face à un accroissement saisonnier de la demande. La situation risque donc fort de se reproduire l’hiver prochain malgré les efforts faits pour anticiper et avoir des stocks stratégiques

Univadis : Quelles pénuries ont plus particulièrement impacté le service de Physiologie Explorations Fonctionnelles à l’hôpital Bichat ?

J. F-M. : Nos prestataires nous ont signalé à de nombreuses reprises des pénuries d’appareils d’assistance respiratoire, d’humidificateurs et autres consommables. À cela s’est ajouté le retrait des appareils de ventilation respiratoire Philips en raison de mousses défectueuses. Ces appareils représentaient environ 20% des appareils utilisés par nos patients traités pour apnées du sommeil et Philips n’a pas pu fournir de machines neuves ou reconditionnées en quantités suffisantes. Nous avons donc dû utiliser toutes les machines Resmed disponibles et d’autres marques que nous n’utilisions pas jusqu’ici parce que jugées moins confortables ou pratiques, mais qui ont le mérite de ventiler les patients. Ces remplacements d’appareil ont parfois nécessité de refaire les polysomnographies sous machine pour vérifier que les patients étaient toujours bien contrôlés. Des pénuries de pâte conductrice pour les électrodes d’EEG nous ont parfois contraints à annuler une semaine entière d’examens et à repousser les rendez-vous patients. Les outils informatiques sont également affectés par les pénuries : le matériel en lui-même, mais aussi les logiciels et les solutions de stockage des données. Faute de pouvoir les remplacer, nous nous trouvons dans l’obligation d’utiliser du matériel vétuste, moins fiable et plus exposé aux problèmes de cybersécurité. De plus, la maintenance de ces vieux appareils n’est pas forcément assurée.

Univadis : Quelles ont été les conséquences pour les patients, à l’hôpital comme en ville ?

J. F-M. : À l’hôpital, tout cela a consommé et continue de consommer du matériel et du temps soignant, obligeant à des priorisations et à des reports de rendez-vous pour certains patients. Les ressources diagnostiques s’en trouvent diminuées et des délais de prise en charge rallongés, alors que les délais de polysomnographie comme de consultation étaient déjà longs en raison de la situation globale de l’hôpital. Un patient qui manque son rendez-vous pourra ne se voir proposer un nouveau rendez-vous que plusieurs mois plus tard. Cela impacte nécessairement le diagnostic et la prise en charge.

Les difficultés que nous rencontrons à l’hôpital pour proposer un rendez-vous dans des délais raisonnables se répercutent nécessairement en ville. Mais les médecins libéraux ne peuvent tout absorber. Ils subissent les mêmes pénuries qu’à l’hôpital, peut-être même davantage car ils n’ont pas le même poids commercial vis-à-vis des fournisseurs. De ce fait, les examens que nous prescrivons à l’hôpital ne sont pas forcément réalisés, jusqu’à ce que le médecin traitant en ville demande une prise en charge en urgence parce que le patient s’est aggravé. 

Ces pénuries génèrent donc beaucoup de perte de perte de temps, à la fois à l’hôpital et en ville, avec un retard diagnostique et de prise en charge pour le patient qui dans ce laps de temps peut se dégrader. Pour le moment, nous arrivons à nous débrouiller. L’urgent est fait, mais ça n’est pas confortable, ni pour les patients ni pour les soignants.