Notre stratégie de vaccination contre la poliomyélite est-elle erronée ?

  • Carlotta Micaela Jarach
  • Actualités Médicales
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En septembre 2022, la gouverneure de New York, Kathy Hochul, a déclaré l’état d’urgence pour la poliomyélite. Il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg d’une importante urgence de santé publique. La poliomyélite représente toujours une menace pour nous tous. Les États-Unis ne sont d’ailleurs pas les seuls à connaître une telle résurgence. Il existe également des cas à Londres et à Jérusalem, ainsi que dans de nombreux autres pays du monde.

Cela fait 34 ans que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a lancé l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite (IMEP) avec l’objectif ambitieux d’éradiquer la poliomyélite d’ici à l’an 2000. « La stratégie retenue a consisté à stopper la circulation des poliovirus sauvages, en suivant l’exemple réussi de l’éradication de la variole. La tâche s’est toutefois avérée beaucoup plus difficile que l’éradication de la variole, car il y a des centaines d’infections asymptomatiques par des poliovirus pour chaque cas de paralysie qui survient, ce qui complique considérablement la surveillance critique », ont écrit les chercheurs Konstantin Chumakov, titulaire d’un PhD et d’un doctorat en sciences, Christian Brechot, docteur et titulaire d’un PhD, Robert C. Gallo et Stanley Plotkin, docteurs eux aussi, dans un article de perspective fascinant récemment publié dans la revue The New England Journal of Medicine  (NEJM).

Salk et Sabin

La recherche de vaccins contre la poliomyélite a commencé dans les années 1920, mais ce n’est que dans les années 1950 qu’elle a porté ses fruits avec l’introduction de 2 vaccins. Le premier était le vaccin antipoliomyélitique inactivé (VPI) de Salk, mis au point en 1955. Ce vaccin, qui est encore utilisé aujourd’hui en Italie dans le cadre du vaccin six-en-un, induit une immunité humorale mais n’induit pas une immunité suffisante de la muqueuse intestinale (le tissu qui est habituellement infecté par le poliovirus). Ce vaccin protège les individus contre les symptômes les plus graves de la maladie, tels que la paralysie, mais ne confère pas d’immunité contre la contraction du virus, ce qui permet à ce dernier de continuer à circuler.

Le second vaccin était le vaccin antipoliomyélitique oral (VPO) vivant atténué de Sabin, mis au point en 1959. Contrairement au VPI, le VPO induit une immunité à la fois humorale et muqueuse, conférant ainsi une protection contre la contraction du virus. Le VPO favorise l’immunité de groupe en empêchant le virus de se propager.

Éradiquer la poliomyélite

« Nous arrivons au terme d’un long travail qui a vu l’implication de la communauté scientifique, de divers dirigeants mondiaux et de leurs concitoyens, tous concentrés sur la réalisation d’un seul objectif : éliminer autant que possible les trois souches de poliomyélite. Pourtant, dans les conditions actuelles, je dirais que l’éradication, surtout à court terme, n’est pas acquise », a commenté Agnese Collino, titulaire d’un PhD, biologiste, vulgarisatrice et superviseure scientifique à la Fondation Umberto Veronesi. A. Collino a également écrit le livre La malattia da 10 centesimi: Storia della polio e di come ha cambiato la nostra società (La maladie à 10 centimes : l’histoire de la poliomyélite et comment elle a changé notre société).

« Le VPO présentait des avantages significatifs par rapport au VPI, étant à la fois moins cher et plus facile à administrer, car il ne nécessite pas de seringues ni de personnel spécialisé », a poursuivi A. Collino. « C’est le seul vaccin capable de nous rapprocher de l’éradication du virus. C’est pourquoi, dans un premier temps, il a remplacé le vaccin VPI dans presque tous les pays. Quel est donc le problème avec ce vaccin ? Comme il s’agit d’un virus vivant, il se réplique dans les tissus associés à l’intestin de la personne vaccinée pendant une courte période. Si, malheureusement, au cours des quelques réplications que ce virus effectue, il accumule des mutations qui lui redonnent son agressivité originelle, nous pourrions nous retrouver avec un virus aussi agressif que la poliomyélite sauvage. Il s’agit d’un effet secondaire très rare, environ un cas sur quatre ou cinq millions de doses administrées, mais qui nécessite évidemment une réévaluation du rapport risque-bénéfice dans les pays qui ont déjà éliminé la maladie. »

Telle est en effet la situation dans la plupart des pays utilisant le vaccin Salk, alors que les seuls pays où la poliomyélite est encore endémique, l’Afghanistan et le Pakistan, continuent d’utiliser le vaccin VPO pour tenter d’éliminer le poliovirus sauvage. « Le problème », a déclaré A. Collino, « c’est évidemment que dans les pays utilisant le VPO et n’atteignant pas une couverture vaccinale suffisante, des flambées de cas de poliovirus dérivés du vaccin émergent, qui peuvent se propager à d’autres pays. Nous nous trouvons donc dans une situation paradoxale où nous devons éliminer un virus sauvage à l’aide d’un vaccin, lequel peut à son tour conduire à la circulation d’une version du même virus dans cet environnement (poliovirus circulant dérivé d’un vaccin). »

Politiques d’immunisation à long terme

Dans l’article publié dans la revue NEJM, les auteurs soulignent qu’il faut passer de l’éradication des poliovirus, laquelle s’avère difficile à réaliser, à l’élaboration de nouvelles politiques d’immunisation à long terme qui permettront non seulement de protéger les patients contre la maladie paralytique, mais aussi de minimiser la circulation silencieuse des poliovirus.

« Le plan actuel est de retirer le VPO bivalent dans les trois ans suivant l’arrêt de la circulation du poliovirus sauvage de type 1, puis de poursuivre les immunisations avec le VPI uniquement », ont-ils écrit. « La décision de retirer le VPO ne doit pas être prise sur la base de l’absence perçue de circulation du poliovirus, mais plutôt sur la base de la disponibilité d’une offre suffisante de VPI et de l’état de préparation de l’infrastructure de distribution des vaccins. » Selon la recommandation du Groupe consultatif stratégique d’experts sur l’immunisation de l’OMS (WHO Strategic Advisory Group of Experts on Immunization), la phase de vaccination par le VPI uniquement devrait se poursuivre pendant 10 ans après le retrait du VPO, après quoi la question de savoir si l’immunisation contre la poliomyélite peut devenir facultative pourra être discutée.

« Je trouve que, ces derniers temps, dans le débat médical et public, nous parlons très peu d’un aspect essentiel », a déclaré A. Collino. « Il s’agit du fait qu’il est très difficile d’être certain que nous pourrons parvenir à une éradication totale de la poliomyélite, surtout à court terme, si la majeure partie du monde utilise le vaccin VPI. Sans un prélèvement d’échantillons des eaux usées réalisé de manière scrupuleuse, ce qui n’est malheureusement pas le cas partout, nous ne pouvons pas savoir avec une certitude absolue dans quels pays la poliomyélite circule encore, car elle n’est pas détectée chez les personnes asymptomatiques, et également en raison de la capacité du VPI à prévenir les seuls symptômes distinctifs de la maladie. »

Quelle voie à suivre ?

Selon les auteurs de l’article de la revue NEJM, la stratégie actuelle d’éradication de la poliomyélite présente deux grandes limites. Premièrement, le fait de fixer un horizon pour l’élimination des vaccins antipoliomyélitiques décourage les fabricants d’investir dans la recherche et le développement de meilleurs vaccins. Deuxièmement, l’arrêt de la vaccination contre la poliomyélite envoie un mauvais signal au public, à savoir que la vaccination contre la poliomyélite n’est pas nécessaire si aucune circulation du virus n’est détectée. Ce signal contribue à l’hésitation vaccinale et aux disparités en matière d’immunité.

« Je suis plus optimiste quant à l’objectif d’éradication », a déclaré A. Collino. « Les mêmes auteurs citent le développement d’une nouvelle version du vaccin Sabin pour la souche de type 2 du poliovirus, qui a été modifiée pour présenter plus de mutations. La présence d’un plus grand nombre de mutations dans ce virus atténué réduit les chances que le virus dérivé du vaccin gagne du terrain (c’est-à-dire, qu’il réussisse à redevenir agressif en se répliquant dans la muqueuse). D’ici deux ou trois ans, nous pourrions disposer d’un nouveau VPO comprenant l’ensemble des trois souches. Je pense que nous devons discuter collectivement de la possibilité que ces nouveaux vaccins, qui présenteraient les avantages du vaccin oral sans le risque d’événements graves tels que la poliomyélite dérivée du vaccin, puissent contribuer à mettre fin à la lutte contre la poliomyélite une bonne fois pour toutes.

« Je suis d’accord avec les auteurs qui estiment que notre stratégie doit être réévaluée par rapport à l’objectif initial de l’IMEP », a ajouté A. Collino, « mais la perspective de devoir abandonner l’éradication au profit de vaccinations à vie contre la poliomyélite, après tous les efforts déployés au cours des 70 dernières années, me semble, d’une part, triste, même si elle n’est pas farfelue, et, d’autre part, n’est pas encore une nécessité à la lumière des nouveaux outils vaccinaux. Personnellement, j’évaluerais le rôle que pourrait jouer le nouveau VPO à l’échelle mondiale : il ne s’agirait plus d’un outil d’urgence à utiliser uniquement dans les régions à risque où apparaissent des flambées de poliomyélite dérivée du vaccin, mais d’un possible vaccin alternatif au VPI. Avec, évidemment, un passage progressif d’un vaccin à l’autre. »

Cet article a été traduit à partir d’Univadis Italie.