Face à la diminution progressive des ressources énergétiques, la décroissance technique devient une hypothèse sérieusement explorée. Mais est-ce pour autant une menace ? Ou représente-t-elle une opportunité pour les soins de santé ? C’est la question qu’a posé le Pr Anne Berquin, docteure en Sciences biomédicales, médecin spécialiste en médecine physique et réadaptation, coordinatrice du Centre multidisciplinaire de la douleur de la Cliniques Saint-Luc, Université de Louvain, Belgique, au Rifress 2022 ( Bruxelles, septembre 2022).
« Nous avons un système de soins de santé très complexe », rappelle d'emblée le Pr Berquin, « avec des cabinets, des soignants à domicile, des soins hospitaliers, etc. et une machinerie technique de support importante. Nous avons des patients qui rentrent dans le système, mais ils ne sont pas les seuls. Nous consommons tous énormément d'énergie, de pétrole, de métaux pour faire tout ce qui est électronique. Nous consommons tous également des produits chimiques, du plastique, du papier et du carton, entre autres et tout cela produit énormément de CO2 », poursuit-elle.
« Et par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'un certain nombre de matériel que nous utilisons est fabriqué dans des pays défavorisés où les conditions de travail sont peu éthiques », ajoute-t-elle.
La diminution des ressources d'énergie est un des grands défis d'aujourd'hui
Parmi les grands défis auxquels nous devons faire face, il y a notre impact environnemental, l'émergence de nouvelles maladies, mais également et on en parle peu, la diminution progressive des ressources d'énergies. Face à cette raréfaction de ressources, on peut se demander s'il est possible de conjuguer une sobriété technique et une médecine de qualité ?
« La lombalgie en Belgique, coûte 1 à 2% du PIB, soit 4 milliards d'euros à l'Etat », explique le Pr Anne Berquin. « Les représentations et les croyances du patient font qu'on va avoir très souvent recours à l'imagerie : « si j'ai mal, c'est qu'il y a quelque chose de dangereux qui se passe dans mon corps, quelque chose qui est abimé dans mon dos », relate-t-elle.
« Or nous avons des guidelines à respecter », poursuit le Pr Berquin. « Et s'il n'y a pas de drapeau rouge, il n'y a pas besoin de faire d'imagerie. On va plutôt favoriser l'autogestion par le patient, lui proposer des exercices et une approche non invalide », explique-t-elle. « Il y a un décalage entre ce que nous savons que nous devons faire et ce qui se fait. Nous craignons souvent de rater quelque chose et de nous retrouver avec un patient qui va moins bien qu'avant parce que nous n'avons pas pu détecter un problème à temps », poursuit le médecin. « Il y a cette croyance toujours fortement ancrée chez nous et chez nos patients que l'imagerie va nous dire ce qu'il y a. De plus, des médecins diront qu'au moins cela va rassurer le patient en lui montrant qu'il n'y a rien », ajoute-t-elle.
« Sans oublier que les besoins des institutions hospitalières sont contradictoires avec ceux de la santé publique puisqu'elle a intérêt à consommer. »
Cependant, une étude démontre que les patients qui ont eu une IRM précocement reprennent moins vite le travail que ceux qui n'en ont pas eu.
« Et concernant les coûts, une IRM pour une lombalgie banale est huit fois plus chère que des soins classiques. Donc on fait du tort à nos patients en leur proposant une IRM si elle n'est pas justifiée », insiste la spécialiste.
Elle renchérit en expliquant que : « on peut considérer que la lombalgie est une pathologie acrogène puisque l'idée de faire une IRM quand il n'y a pas de signes d'appel met le doigt dans un engrenage avec une cascade de services diagnostic et thérapeutiques qui vont s'enchaîner. De plus en plus d'analyses vont favoriser des cercles vicieux : sur un prochain avis on va infiltrer puis réinfiltrer pour arriver à opérer, et réopérer au point où on a même inventé un terme, le « failed back surgery », un syndrome où le patient ne va pas mieux après la chirurgie. Et malheureusement c'est un phénomène constant malgré les progrès de la chirurgie qui est de plus en plus performante », constate-t-elle.
« Cette question d'hypermédiatisation de la santé, je vous l'ai montrée dans un domaine que je connais bien qui est la lombalgie », poursuit le médecin, « mais elle touche évidemment d'autres domaines comme le trouble du sommeil avec la dépendance aux benzodiazépines, ou encore la grossesse, même si les soins prénataux sont importants évidemment, où faire des photos du bébé tous les mois n'est pas toujours justifié.»
« La douleur, la mort et l'infinité ont été transformés », résume le Pr Berquin. « Ce sont toutes des expériences essentielles dont nous devons apprendre, et elles sont devenues des problèmes techniques qui vont être résolus par l'industrie médicale.»
Quels sont les obstacles à la sobriété technique ?
« Il y a ce rêve de la modernité qui est ancré dans nos civilisations occidentales depuis des siècles où la science et la technologie vont répondre à tous les problèmes », argumente-t-elle.
« Par ailleurs, on en est arrivé à un point où le fait de ne pas demander de radio donne l'impression de ne pas être sérieux. Les choses bougent heureusement, mais il reste difficile de convaincre tous les patients », constate-t-elle.
« De plus, il y a toute une série de publicités qui vont inciter les médecins à recourir à la technologie », poursuit la spécialiste. « Le marketing va chercher des besoins latents et offrir de nouveaux services que les patients n'ont pas demandé explicitement. Autrement dit, on crée des besoins, tout en ciblant quand même les patients qui peuvent payer », explique-t-elle. « Il existe d'ailleurs des études montrant une corrélation entre le budget marketing des firmes pharmaceutiques aux USA et le nombre de gens qui prennent leurs produits. »
« Nous avons donc d'une part notre croyance en la science qui va améliorer notre santé et de l'autre les firmes pharmaceutiques qui en profitent. Alors que nous savons que les principales origines des problèmes de santé sont psycho-sociales », résume le médecin.
« Il faut selon moi réduire le recours aux soins », avance le Dr Berquin. « Cela veut dire plus de prévention, ce qui n'est pas seulement le rôle des soignants mais également celui de la société. L'Etat doit pouvoir garantir un accès à un enseignement de qualité, un logement de qualité et un emploi digne, ce qui permet d'avoir des personnes en meilleure santé. »
Pour la spécialiste, il est nécessaire également de promouvoir l'autogestion de la personne avec une approche centrée sur la personne comme partenaire de ses soins. Il faut également renforcer la première ligne afin de diminuer les soins hospitaliers, et faire le deuil de la toute-puissance de la technologie.
« Il faut prendre en considération l'impact environnemental, sociétal et sociologique. Une médecine qui va dans ce sens-là, permettrait d'avoir une décroissance de la technologie ciblée. Je ne dis pas que la technique n'est pas nécessaire mais elle ne peut pas être systématique », insiste-t-elle.
Plus qu'un changement de modèle c'est un changement de culture
« La décroissance est inévitable », rappelle la spécialiste. « Tout simplement parce que les ressources sont en train de se raréfier. C'est à nous de voir ce qu'on va en faire, est-ce que ces soins vont devenir impayables et seuls ceux qui pourront se le permettre continueront à avoir une médecine de pointe ? ou va-t-on pouvoir repenser la technique et revoir nos pratiques, et remettre la technique à sa juste valeur ?"
Cet article a été écrit par
Carole Stavart et initialement publié sur MediQuality.