Des prescripteurs aux dealers
- Serge Cannasse
- Editorial
Il faut aller voir « Toute la beauté et le sang versé », le formidable documentaire de Laura Poitras, pour au moins trois raisons. La première est évidemment le passionnant reportage sur Nan Goldin, une immense artiste qui a renouvelé la photographie en choisissant ses sujets dans le milieu très marginal auquel elle appartient et en renonçant à des images bien léchées et sagement composées, au profit d’une immersion dans un univers coloré, vivant, chaotique et dépourvu de toute pudibonderie. Ses suiveurs sont légions, mais aucun n’a atteint sa force d’expression, qui tient d’ailleurs plus à l’accumulation des vues qu’à chacune prise en particulier, même si certaines sont profondément belles et troublantes.
La seconde tient à la profonde compassion dont l’artiste fait montre envers les personnes d’un milieu dit « underground », auquel elle appartient et dont elle sait percevoir à la fois les vulnérabilités et les richesses, comme pour affirmer que tout foutraque qu’un individu puisse paraître, il peut recéler créativité, générosité, joie du partage, sens de la fête. Quelle qu’elle soit, toute personne mérite notre attention et a droit à notre respect, aucune ne doit sombrer dans l’anonymat du « patient », du « client » ou du « marginal ».
Et ceci fournit la troisième raison pour aller voir ce film. Il relate en effet le combat de Nan Goldin contre une firme pharmaceutique, Purdue Pharma, aujourd’hui dissoute, et ses propriétaires, la famille Sackler, se contrefichant de la vie des gens pourvu qu’ils puissent s’enrichir en leur vendant des médicaments. Ce laboratoire est à l’origine de l’épidémie des opioïdes aux États-Unis, qui a fait plus de 500.000 morts en vingt ans. Il a en effet commercialisé l’oxycodone, puis le fentanyl, puissants analgésiques dont il a sciemment omis de mentionner le risque d’addiction et de surdosage. Aujourd’hui, des millions de patients ne peuvent plus se passer de ces produits ou de leurs équivalents. Pire ! Le fentanyl étant très facile à fabriquer sans avoir recours à des produits d’origine naturelle comme les plantes, il est vendu à des prix très bas. Il fait l’objet d’une production illégale et d’un intense trafic d’autant plus dangereux que la molécule est active en très petites quantités et qu’elle est fréquemment introduite dans d’autres produits illégaux vendus comme « purs », sans que le consommateur le sache.
Les pouvoirs publics américains ont le plus grand mal à arrêter le phénomène, malgré les avis, décisions et actions de la FDA (Federal Drug Administration – équivalent de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail – ANSES) et de la DEA (Drug Enforcement Administration). Il n’est pas question de contester l’utilité des recherches poursuivies par l’industrie pharmaceutique. Mais quelques scandales et plusieurs travaux de sociologues et d’économistes montrent que l'appât du gain peut être le plus fort. Et la lecture de la lettre mensuelle d’Hervé Maisonneuve (Revues et Intégrité) conforte la prudence dont les médecins doivent faire preuve et le choix soigneux de leurs sources d’information. Il est vrai que leur formation initiale les amène de plus en plus et de mieux en mieux à évaluer la scientificité des arguments avancés pour exposer l’efficacité et les effets indésirables des médicaments. Mais il ne faut pas oublier que l’épidémie d’opioïdes aux États-Unis a commencé par des prescriptions médicales. Les praticiens ont une responsabilité considérable envers la santé publique comme envers la confiance que les patients, et plus largement les citoyens accordent ou pas à la démarche scientifique.
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